S’élevant au-dessus des montagnes d’Europe, de Chine et d’Afrique, le gypaète barbu (Gypaetus barbatus) attire l’attention à chaque déjeuner. Il aime s’immiscer dans la frénésie autour des charognes, repoussant les autres charognards avec des ailes qui peuvent s’étirer à la hauteur de Michael Jordan… pour ensuite ignorer la chair juteuse ou la cervelle de la charogne et s’envoler avec un gros morceau d’os dans ses serres.
Le gypaète barbu est l’un des plus grands oiseaux de proie, et pourtant il se nourrit principalement de moelle osseuse. C’est également le seul oiseau connu pour se décorer.
Les gypaètes barbus adultes arborent un manteau de plumes blanches comme la neige sur leur cou, leurs épaules et leur poitrine. Sur cette toile plumeuse blanche, les vautours peignent une nuance de rouge rouille en se baignant dans des sols ou des eaux riches en dépôts d’oxyde de fer rouge.
Pendant des années, les scientifiques se sont interrogés sur les origines de la peinture rouge des vautours. Des études sur le terrain, dont une étude intensive de trois ans de radiopistage, n’ont pas permis de découvrir les origines de la coloration rouge. Les chercheurs ont suggéré que les taches rouges pouvaient être dues au fait que les oiseaux se reposaient au hasard près de dépôts de fer. Pourtant, la coloration semblait intentionnelle, car les oiseaux captifs qui avaient accès à de la terre rouge humide se jetaient rapidement dessus, se couvrant le ventre et le cou de rouge comme leurs congénères sauvages. Les oiseaux utilisaient le bec et les serres pour répandre la boue rouge de leur poitrine vers les épaules et le haut du dos.
Les gypaètes barbus aiment manifestement se parer d’une nuance de rouge.
Enfin, en 1995 puis en 1998, des gypaètes barbus sauvages ont été vus se baignant dans des bassins épais de dépôts de fer dans les Pyrénées françaises et espagnoles. On sait désormais que ces oiseaux se dépoussièrent délibérément en rouge. Mais pourquoi ?
« Nous savons maintenant que ces oiseaux se dépoussièrent délibérément en rouge. Mais pourquoi ? »
Le camouflage est peu probable – les vautours se situent au sommet de la chaîne alimentaire, ils n’ont donc pas besoin de se cacher des prédateurs, et comme ils mangent des os, ils ne peuvent pas non plus se faufiler parmi leurs proies. Les oxydes de fer ne semblent pas non plus améliorer la durabilité des plumes, car les plumes colorées et blanches s’usent de la même manière. Les scientifiques se sont donc arrêtés à deux autres fonctions possibles… et ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur celle qui est correcte : les oxydes de fer sont-ils des cosmétiques ou des prophylactiques ?
En 1999, Juan Jose Negro, écologiste à la station biologique de Doñana en Espagne, a raisonné que les gypaètes barbus pourraient utiliser les oxydes de fer pour annoncer leur force aux autres vautours. Les gisements d’oxyde de fer adéquats sont rares (comme le suggèrent les observations peu fréquentes de vautours sauvages s’y baignant), de sorte que la recherche de ce trésor rouge coûterait de l’énergie et du temps aux oiseaux – faisant des oxydes de fer un cosmétique que seul un oiseau fort ou en bonne santé pourrait se permettre. Si tel est le cas, arborer un manteau rouge ne serait pas moins une marque de force qu’une Rolls Royce ne serait une marque de richesse.
La publicité de la force pourrait être utilisée pour établir la domination : les gypaètes barbus qui se battent pour des os (et la moelle grasse qu’ils contiennent) fixeraient leurs challengers et balanceraient leur tête tandis que les plumes du cou et de la tête se dresseraient comme des sentinelles. La coloration semble s’intensifier avec l’âge, la taille et la dominance. Les femelles, souvent plus grandes que les mâles, arborent également des couleurs d’oxyde de fer plus intenses et dominent les accouplements ; chez les mâles, les prétendants plus pâles s’accoupleraient moins fréquemment.
Trois ans après la publication de Negro, Raphael Arlettaz, écologiste à l’Université de Berne en Suisse, a proposé une autre hypothèse pour expliquer la coloration rouge des vautours : les oxydes de fer ne sont pas de simples cosmétiques, mais plutôt des prophylactiques. Le dioxyde de chlore et l’ozone tuent les bactéries, ce qui a incité M. Arlettaz à suggérer que les oxydes de fer pourraient faire de même. Les gypaètes barbus sont probablement en contact avec de nombreuses bactéries dans leur vie « professionnelle » de charognards, et ces bactéries menacent les oisillons et les œufs des gypaètes. Arlettaz a donc suggéré que les oxydes de fer pourraient être une arme contre l’assaut bactérien que les parents vautours apportent à la maison.
Comme la plupart des autres animaux, les gypaètes barbus ne peuvent pas produire de caroténoïdes, des composés antioxydants qui protègent les cellules des radicaux libres dans le corps. De nombreuses espèces d’oiseaux les acquièrent par leur alimentation… mais le plan de repas des gypaètes barbus (bien que gras et délicieux) n’est pas exactement riche en caroténoïdes. Arlettaz a donc émis l’hypothèse que les gypaètes barbus utilisent des oxydes de fer à la place des caroténoïdes. Citant l’observation de son collègue selon laquelle les vautours captifs retournaient à leur nid après un bain dans une eau riche en oxyde de fer et « frottaient leurs plumes imprégnées de pigments sur leurs œufs ou leur progéniture », Arlettaz a suggéré que les parents gypaètes barbus pouvaient transmettre les oxydes de fer à leur progéniture. Cela pourrait également expliquer pourquoi les femelles ont tendance à arborer une teinte plus vive que les mâles : elles ont davantage besoin de protéger leur progéniture avec des oxydes de fer.
Negro a répondu à cette « hypothèse prophylactique » par plusieurs contre-arguments. Il a noté l’absence de preuves que les oxydes de fer tuent les bactéries (au contraire, de nombreux microbes se battent pour le fer). La théorie n’explique pas non plus pourquoi d’autres vautours ayant un régime pauvre en caroténoïdes n’ont pas évolué vers des habitudes similaires de décoration des plumes, ni pourquoi les vautours juvéniles commencent à se tacher d’oxydes de fer des années avant de se reproduire.
Le débat sur la question semble s’être éteint depuis, et Negro et Arlettaz sont tous deux passés à d’autres projets. En attendant qu’il refasse surface, les raisons exactes de la passion des vautours pour la décoration restent un mystère.
Image d’en-tête supérieure : jayhem, Flickr
Sources :
Negro, J.J., Margalida, A., Hiraldo, F., et Heredia, R. (1999). La fonction de la coloration cosmétique des vautours berbères : quand l’art imite la vie. Animal Behaviour 58, F14-F17.
Arlettaz, R., Christe, P., Surai, P.F., et Pape Møller, A. (2002). Coloration rouillée délibérée du plumage chez le gypaète barbu : la fonction précède-t-elle l’art ? Animal Behaviour 64, F1-F3.
Negro, J.J., Margalida, A., Torres, M.J., Grande, J.M., Hiraldo, F., et Heredia, R. (2002). Oxydes de fer dans le plumage des gypaètes barbus. Médecine ou cosmétique ? Animal Behaviour 64, F5-F7.