Résultats et discussion
Parmi les 10 507 participants dépistés, nous avons détecté 18 individus positifs pour la mutation somatique JAK2 V617F sur 3 tests indépendants utilisant différentes techniques d’analyse. Cela correspond à une prévalence de 0,2 % dans cet échantillon de la population générale dont l’âge médian était de 59 ans au moment du prélèvement sanguin. La prévalence actuelle des individus positifs pour JAK2 V617F est considérablement plus faible que la prévalence estimée à 1 % dans la seule autre grande étude qui a examiné 3 935 patients chinois consécutifs hospitalisés avec une variété de diagnostics8.
Parmi tous les participants, la présence de la mutation était positivement associée à l’augmentation de l’âge (P<0,0001), au sexe masculin (P=0,02) et au tabagisme cumulé (P=0,005) (tableau supplémentaire en ligne S1). Dans le sous-ensemble apparié, les facteurs de risque de cancer, à savoir l’âge, la consommation actuelle et cumulée de tabac, la consommation d’alcool et l’indice de masse corporelle, étaient similaires chez les individus positifs et négatifs à la mutation (tableau supplémentaire en ligne S1).
Pour la survie globale avec jusqu’à 17,6 ans de suivi, les 18 positifs à la mutation par rapport aux négatifs avaient une survie cumulée inférieure (log rank, P=0,00003, figure 1A). Cela correspond à un rapport de risque ajusté de manière multifactorielle pour un décès précoce chez les porteurs de mutation positifs par rapport aux porteurs de mutation négatifs de 3,0 (IC95% : 1,9-4,9) (tableau 1). Les rapports de risque correspondants pour les hommes par rapport aux femmes et l’augmentation de l’âge d’un an étaient de 1,4 (1,1-1,9) et 1,1 (1,1-1,1).
Tableau 1.
Mortalité et morbidité dans la population générale selon le statut de la mutation somatique JAK2 V617F, le sexe et l’âge au moment du prélèvement sanguin.
La mutation somatique JAK2 V617F, la mortalité et le risque de cancer dans la population générale danoise. (A) Survie cumulée en fonction du temps après le prélèvement sanguin. (B) Incidence cumulée de tous les cancers en fonction du temps écoulé depuis le prélèvement sanguin. (C) Incidence cumulée des cancers hématologiques en fonction du temps écoulé après le prélèvement sanguin. (D) Incidence cumulée des cancers myéloprolifératifs en fonction du temps écoulé après le prélèvement sanguin. Les nombres à risque au temps=0 varient en raison du nombre variable de participants atteints de la maladie avant le moment du prélèvement sanguin.
Pour tout cancer, les 11 mutations positives sans aucun cancer avant le moment du prélèvement sanguin avaient une incidence cumulée de tout cancer plus élevée que celle des négatifs appariés (log rank, P=0,0001, figure 1B), correspondant à un rapport de risque ajusté de manière multifactorielle de 3,7 (1,7-8,0). Les rapports de risque correspondants pour les hommes par rapport aux femmes et l’augmentation de l’âge d’un an étaient de 1,2 (0,8-2,0) et de 1,0 (1,0-1,1).
Pour le cancer hématologique, les 15 mutations positives sans cancer hématologique avant le moment du prélèvement sanguin avaient une incidence cumulative plus élevée que les mutations négatives appariées (log rank, P=2*10-32, figure 1C), correspondant à un rapport de risque ajusté de manière multifactorielle de 58 (13-261). Les rapports de risque correspondants pour les hommes par rapport aux femmes et l’augmentation de l’âge d’un an étaient de 2,3 (0,2-25) et 1,1 (0,9-1,2).
Pour le cancer myéloprolifératif (néoplasmes myéloprolifératifs), les 15 mutations positives sans cancer myéloprolifératif avant le moment du prélèvement sanguin, avaient une incidence cumulée plus élevée que les mutations négatives appariées (log rank, P=7*10-22, figure 1D), correspondant à un hazard ratio ajusté sur l’âge et le sexe de 161 (12-2 197). Les rapports de risque correspondants pour les hommes par rapport aux femmes n’ont pas pu être calculés dans le sous-ensemble apparié car aucune femme n’a développé de cancer myéloprolifératif après le prélèvement sanguin ; cependant, lorsque tous les participants ont été inclus, les rapports de risque pour les hommes par rapport aux femmes étaient de 1,3 (0,3-5,4). Pour une augmentation d’un an de l’âge, le rapport de risque était de 0,9 (0,8-1,1). Les estimations de risque pour les quatre paramètres sont restées stables après avoir inclus tous les négatifs de mutation dans le calcul.
La protéine JAK2 mutante V617F exerce son action dans les cellules souches hématopoïétiques de la moelle osseuse et provoque une expansion autonome de plusieurs lignées hématologiques16. Ainsi, selon la nature de la cellule souche JAK2 V617F positive, le patient présente soit une polyglobulie vraie, une thrombocytose essentielle ou une myélofibrose primaire,16 c’est-à-dire les trois maladies désignées par le terme de cancer myéloprolifératif dans ce manuscrit.
La mortalité et la morbidité cancéreuse avant et après le moment du prélèvement sanguin pour chacune des 18 mutations positives sont présentées dans le tableau 2. Quatorze ont développé un cancer quelconque, 7 un cancer hématologique, 5 un cancer myéloprolifératif et les 18 sont décédés au cours du suivi. Quatre des 18 participants n’ont développé aucun type de cancer au cours de leur vie, bien qu’ils aient été porteurs de la mutation pendant au moins 2 à 12 ans. Pour deux participants, le taux de mutation était même très élevé, soit 83 % (patient 4) et 94 % (patient 1). Aucun sous-type de cancer non hématologique n’a semblé avoir une incidence plus élevée chez les mutations positives que chez les mutations négatives, comme le prévoyaient les analyses exploratoires post hoc. Ces résultats documentent que, dans certains cas, la présence de la mutation précède le diagnostic clinique de cancer myéloprolifératif.
Tableau 2.
Caractéristiques des positifs à la mutation somatique JAK2 V617F de la population générale (18 sur 10 507 dépistés).
Nous n’avions pas la puissance statistique suffisante pour désigner une cause unique de décès comme étant responsable de la mortalité multipliée par 3 observée, mais elle est probablement principalement causée par un cancer myéloprolifératif sous-jacent, parfois occulte, plutôt que par un effet général de la mutation JAK2 V617F et/ou de toute prédisposition génétique associée liée au locus JAK2.
Notre étude présente plusieurs limites : tout d’abord, la faible puissance statistique fournie par les 18 mutations positives sur 10 507 participants. Cela n’affaiblit cependant pas les résultats sur la mortalité et la morbidité liée au cancer, car une puissance accrue dans ce cas ne contribuerait probablement qu’à réduire les intervalles de confiance de nos résultats, mais pas à modifier les estimations ponctuelles. Deuxièmement, nos critères d’évaluation sont basés sur des données de registre et ne sont pas collectés dans le but spécifique d’étudier le cancer myéloprolifératif. En outre, les visites chez un médecin généraliste qui n’ont pas abouti à un diagnostic histologique ne sont pas enregistrées dans le registre danois du cancer utilisé dans la présente étude. Il n’aurait pas été surprenant que, même en tenant compte de l’âge plus élevé, un grand nombre des 18 mutations positives n’aient pas été/ne soient pas diagnostiquées, étant donné que de nombreux cancers myéloprolifératifs peuvent avoir une évolution plutôt douce et une variété de manifestations attribuables à de nombreuses autres causes. Néanmoins, cette erreur potentielle de classification des patients en participants sains n’aurait toutefois tendance qu’à réduire les estimations de risque et ne peut donc pas expliquer les estimations de risque observées. Troisièmement, on ne connaît malheureusement pas le phénotype hématologique des 18 participants porteurs de la mutation au moment du prélèvement sanguin. Cette information aurait été très intéressante et aurait pu permettre d’identifier toute implication clinique immédiate de cette étude. Quatrièmement, un biais de survie avant le prélèvement sanguin pourrait fausser les estimations, d’autant plus que nous avons trouvé une association avec une mortalité accrue au cours du suivi. Un tel biais de survie aurait alors tendance à sous-estimer nos estimations de risque, car une plus grande proportion des mutations positives par rapport aux négatives n’aurait pas fait l’objet d’une prise de sang. Par conséquent, la mortalité et la morbidité cancéreuse réelles pourraient être encore plus élevées que celles rapportées ici. Enfin, comme nous n’avons étudié que des Caucasiens, nos résultats ne s’appliquent pas nécessairement à d’autres groupes ethniques.
Perspectivement, la taille énorme de l’estimation du risque chez les positifs à la mutation par rapport aux négatifs, l’efficacité du traitement actuel du cancer myéloprolifératif, le temps de latence apparent pouvant aller jusqu’à neuf ans et les diagnostics relativement faciles font qu’il est tentant de spéculer sur la question de savoir si le dépistage de cette mutation dans la population générale fournirait une analyse efficace coût/bénéfice raisonnable. Cette hypothèse serait d’autant plus pertinente si la mortalité trois fois plus élevée chez les personnes porteuses de la mutation que chez celles qui l’ont rejetée dans cette étude était principalement due à des cancers myéloprolifératifs non ou mal diagnostiqués. Cependant, plusieurs arguments s’opposent à un tel dépistage : la prévalence du cancer myéloprolifératif est très faible et notre conclusion selon laquelle les personnes porteuses de la mutation de JAK2 V617F ne développeront pas toutes un cancer myéloprolifératif ou autre n’est pas confirmée par d’autres études. En tout état de cause, les futures études sur la pertinence clinique d’un dépistage de la mutation JAK2 V617F dans la population générale devraient également inclure la mesure du phénotype hématologique.
En conclusion, dans cette étude portant sur 10 507 personnes, la prévalence de la mutation JAK2 V617F dans la population générale était très faible, mais les personnes positives à la mutation par rapport aux personnes négatives avaient une mortalité accrue, et un risque accru de tout cancer, de cancer hématologique et de cancer myéloprolifératif.
Les résultats de l’étude ont montré que la prévalence de la mutation JAK2 V617F était très faible.