Les modifications des programmes scolaires français font rarement la une des journaux en Grande-Bretagne. Cependant, le Times et le Daily Telegraph ont tous deux estimé qu’il valait la peine de rendre compte d’une récente décision de faire apprendre, et chanter, La Marseillaise aux élèves de l’école primaire.
À un certain niveau, il peut sembler parfaitement naturel, si l’on doit avoir un hymne national, de passer un peu de temps à l’école pour apprendre ce qu’il est. Mais ouvrir cette question fondamentale de savoir ce qu’est – et à quoi sert – un tel chant révèle que rien dans un tel choix n’est simple.
Contrairement à la plupart des hymnes nationaux, qu’il s’agisse de chansonnettes patriotiques génériques adoptées rétrospectivement, ou de dirges banals aux vertus nationales spécialement composés, La Marseillaise a servi de véritable cri de ralliement pour la survie nationale. Écrite en 1792, alors que la Révolution française vient de se lancer dans la guerre contre les grandes puissances européennes, elle évoque la hantise de l’invasion contre-révolutionnaire et les horreurs qu’elle entraînera :
Contre nous, l’étendard sanglant de la tyrannie
s’élève,
Entendez-vous, dans la campagne,
le rugissement de ces féroces soldats ?
Ils viennent droit dans vos bras
Pour égorger vos fils, vos femmes !
Mais c’est aussi un « jour de gloire » auquel sont convoqués les « enfants de la Patrie », et après avoir brandi cette menace, le chœur éclate :
Aux armes, citoyens,
Formez vos bataillons,
Marchons, marchons !
Laissez un sang impur
arroser nos sillons !
Manifester sur les barricades
Ces milliers de volontaires marchant pour la guerre aux frontières et pour renverser la monarchie à Paris ont lancé ces mots vers le ciel, annonçant la naissance de la tradition républicaine de la France et sa défense à travers les années de combat qui ont suivi. Dans la première moitié du XIXe siècle, la chanson a souvent été supprimée en France par divers régimes monarchiques, mais elle est devenue un élément du répertoire de la contestation radicale et révolutionnaire internationale. Il a finalement été de nouveau oint comme hymne national officiel en 1879, après que la France soit définitivement redevenue une république.
Le poids moral de cette tradition est saisi dans la célèbre scène du film Casablanca, lorsque les clients du bar de Rick, dont plusieurs véritables réfugiés du nazisme, le rugissent au mépris des officiers allemands qui chantent leur propre hymne patriotique, antifrançais, Die Wacht am Rhein. Si telle était la signification réelle de La Marseillaise, pure et simple, quelle personne bien-pensante pourrait s’opposer à l’apprendre par cœur et à la chanter tous les jours ?
Héritage impérial
Mais Casablanca se déroule au Maroc, une monarchie souveraine transformée en « protectorat » français dans les années de rivalité entre grandes puissances avant 1914, par l’habituelle combinaison impérialiste de force et de ruse. Son voisin, l’Algérie, avait été déclaré partie intégrante de la France quelques décennies auparavant. Le jour même, le 8 mai 1945, où l’Europe a été déclarée libre de la tyrannie nazie, des soldats français ont attaqué des Algériens qui protestaient pour leur indépendance, déclenchant une vague de conflit qui a tué plus de 100 colons français et plusieurs milliers d’Algériens. Les deux décennies suivantes de l’histoire de la France ont été entachées par le refus brutal de céder l’indépendance de ses territoires impériaux, dans des guerres qui ont fait des centaines de milliers de morts.
L’histoire de l’impérialisme, et ses héritages de racisme et d’inégalité, hantent La Marseillaise. Au XXIe siècle, elle a rarement été exempte de toute controverse. À certaines occasions récentes, elle est revenue sur le devant de la scène comme symbole d’une nation attaquée. Par deux fois, en janvier et en novembre 2015, l’Assemblée nationale française s’est unie pour le chanter après des attaques terroristes – des attaques qui ont néanmoins posé des questions difficiles et sans réponse sur la radicalisation de jeunes marginalisés d’origine africaine.
Plus souvent, l’hymne s’est retrouvé mêlé à des controverses autour d’événements sportifs – et en particulier de matchs de football – où, de manière ironique et omniprésente, la politique de l’identité nationale fait les gros titres année après année. L’équipe nationale française a remporté la Coupe du monde sur son sol en 1998, avec ce qui semblait à l’époque être une démonstration historique d’unité multiethnique. Mais en 2001, lorsque l’équipe algérienne est venue à Paris pour sa première rencontre, la Marseillaise a été accueillie par un ouragan de huées de la part d’une foule composée en grande partie de descendants de sujets coloniaux. Le match a finalement été abandonné après une invasion de terrain.
L’historien Laurent Dubois a documenté l’émergence de ces tensions. Elles ont commencé avec des commentaires incendiaires en 1996 par le leader de l’époque du Front national d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, sur les footballeurs non blancs qui ne chantaient pas l’hymne et qui étaient donc de « faux Français ». C’est en vain que les joueurs de la génération précédente ont fait remarquer que personne ne chantait vraiment l’hymne. Le Pen en a fait une telle pierre de touche qu’il a lancé sa campagne présidentielle de 2002 devant le stade où s’était déroulé le match contre l’Algérie, faisant spécifiquement référence aux huées de la foule non blanche. Et, bien sûr, Le Pen a réussi à passer au dernier tour de cette élection, écartant les candidats de gauche, comme sa fille Marine l’a fait en 2017.
Raciste et xénophobe ?
A travers ces controverses, l’association entre La Marseillaise et la race a été renforcée. En 2014, la ministre de la justice Christiane Taubira, d’origine afro-caribéenne, a été aspirée dans une dispute sur les médias sociaux avec l’opposition conservatrice après avoir été vue ne pas chanter lors d’une cérémonie marquant l’abolition de l’esclavage. Les partisans ont produit des vidéos de nombreux autres politiciens faisant de même, mais cela faisait partie d’un ensemble d’attaques contre Taubira, l’un des politiciens noirs les plus en vue de France.
De l’autre côté, les paroles de la chanson, et en particulier la ligne sur le « sang impur », ont été de plus en plus considérées comme essentiellement racistes – dans le sillage de l’incident Taubira, l’acteur Lambert Wilson les a qualifiées de terribles, sanglantes, racistes et xénophobes ». Des campagnes ont été menées pour les changer ou pour changer toute la chanson, tandis que d’autres soutiennent que la modification de quelques mots ne traitera pas le racisme sous-jacent de la société.
La série d’outrages terroristes choquants à Paris et ailleurs depuis 2015 a, dans un certain sens, remis ces querelles en perspective. On peut voir Christiane Taubira, à peu près chanter, dans la vidéo de la Marseillaise parlementaire de novembre 2015. Dans d’autres sens, cependant, ils ont accentué les tensions qui se cachent derrière les disputes. Taubira elle-même a démissionné du gouvernement deux mois plus tard, ne voulant pas approuver une proposition visant à retirer la citoyenneté française aux terroristes condamnés.
L’élection présidentielle de 2017 a été disputée en partie sur un terrain clairement de droite sur les mérites de l’histoire coloniale de la France, et sur la question de savoir si les passés révolutionnaire et impérial devaient être acceptés pour que l’on soit vraiment français.
En attendant, les descendants non blancs des sujets impériaux continuent d’habiter les domaines défavorisés de la périphérie urbaine – les fameuses banlieues – et de faire l’expérience de la négligence économique et de la brutalité policière sous des gouvernements de toutes les couleurs. Parallèlement à la nouvelle focalisation éducative sur La Marseillaise, le président français, Emmanuel Macron, vient d’annoncer une politique de service national universel pour tous les jeunes de 16 ans : reste à savoir si cela ou quoi que ce soit d’autre suffira à unir les enfants de la patrie – et où ils sont censés défiler.